mercredi 18 janvier 2006

Maximum City – Bombay Lost and Found

Je viens de commencé un bouquin offert par Elisa pour mon anni. Merci miss ;) J'avoue ne l'avoir qu'à peine commencé faute de temps... Les vacances arrivant à grand pas, je vais le dévorer sous peu.
Maximum City parle bien sûr de Bombay. J'ai découvert cet article de morceaux choisis traduits en français grâce au blog de Denis. Merci Denis...

Donc, faites-vous plaisir si vous avez le temps (je sais c'est long...). Vus comprendrez mieux. Je pensais aussi que la meilleure façon de connaître cette ville, ses gens, son ambiance, c'était de prendre le train local ; j'en suis maintenant définitivement convaincue.
"De Bombay à New York, les cercles littéraires indiens chantent les louanges du dernier opus de Suketu Mehta, Maximum City – Bombay Lost and Found (Ville maximum : Bombay perdue et retrouvée, inédit en français), paru aux éditions Alfred A. Knopf en septembre 2004. Ces 560 pages retracent la métamorphose de Bombay à l’époque de la mondialisation. Né de parents bengalis, âgé de 41 ans, Suketu Mehta a quitté l’Inde en 1978 pour les Etats-Unis. Il est journaliste, scénariste et écrivain.
TOUTE L’INDE DANS UN TRAIN - Terminus Bombay

Dans son dernier livre, le jeune romancier indien Suketu Mehta nous emmène à la découverte des trains de la "cité dorée". Une leçon de vie et une ode à la ville entière. Morceaux choisis.
Bombay a beau vivre à un rythme trépidant, ce n’est pas pour autant une ville inhumaine. Il suffit d’avoir pris une fois une "réservation" dans un train indien pour avoir été invité à se serrer. Même si vous êtes à votre place et que vous ayez atteint avec vos voisins le maximum autorisé, à savoir trois personnes par siège, une troisième, puis une quatrième personne ne manqueront pas de se pencher au-dessus de vous en vous disant : "Hep ! Faites de la place." Vous vous exécutez. Vous faites de la place. Bombay est une ville surpeuplée, on y a l’habitude des foules. […] Je suis dans le train rapide de Virar [dans la banlieue nord de Bombay], en fin de journée, à l’heure de pointe. C’est sans doute la ligne la plus bondée de toute la ville. Je tiens à deux mains le haut de l’encadrement de la porte ouverte, le bout de mes pieds étant la seule autre partie de mon corps à être en contact avec le train. Le reste de mon corps est en dehors du train lancé à vive allure. La voiture est bondée. J’ai peur qu’on me pousse vers l’extérieur, mais l’un des passagers me rassure : "Ne vous inquiétez pas, s’ils vous poussent dehors, ils vous font aussi rentrer." Girish [un programmeur informatique qui habite dans une baraque et qui sert de guide à l’auteur] m’a dessiné un jour sur un bout de papier un schéma représentant la danse, la chorégraphie des trains de banlieue. […] Si vous n’avez pas l’habitude des trains de Bombay, quand vous montez, mettons que vous ayez l’intention de descendre à Dadar [au nord-est de la ville], il faut que vous demandiez : "Dadar ? Dadar ?" On vous dirigera alors vers l’endroit précis où vous devez vous tenir pour pouvoir débarquer à votre gare. Les quais ne sont jamais du même côté du train. Il n’y a pas de portes, juste deux énormes ouvertures de part et d’autre du compartiment. Résultat : quand votre arrêt est en vue, vous devez être prêt à sauter du train bien avant l’arrêt complet, parce que si vous attendez qu’il s’arrête, vous allez être repoussé à l’intérieur par le flot de ceux qui montent.
Le matin, une fois qu’il entre en gare de Borivali [également au nord-est], son premier arrêt, le train est déjà archiplein. "On aura du mal à s’asseoir ?" je demande. Girish me regarde, se demandant si je suis complètement idiot. "Non, à monter." En effet, le train qui arrive de Dadar a commencé à se remplir deux arrêts plus tôt, avec des gens qui veulent repartir dans la direction opposée. Inutile de voyager en première classe : aux heures de pointe, on y est presque aussi serré qu’en seconde. Dharmendra, le frère de Girish, a un abonnement de première classe. Mais, quand le train est vraiment plein à craquer, il préfère monter en seconde. "Là-bas, les passagers sont plus souples. En première, on tombe toujours sur le genre bourgeois coincé, qui va refuser de bouger, qui reste planté là où il est." […] Dans les trains, de nombreux mouvements sont involontaires. On se laisse porter, voilà tout. Si on est léger, il arrive qu’on n’ait même pas à bouger les jambes. En 1990, d’après les pouvoirs publics, le nombre de passagers transportés dans un train de neuf voitures pendant les heures de pointe à Bombay s’élevait à 3 408 personnes. A la fin du siècle, ce chiffre était passé à 4 500. […] Quand je demande aux gens comment ils supportent de voyager dans de telles conditions, ils haussent les épaules. "On s’y fait." "On s’habitue."
Les passagers voyagent en bandes. Girish voyage avec un groupe d’une quinzaine de personnes qui prennent le même train plusieurs stations avant lui. Quand il monte, ils lui font de la place sur leurs genoux et prennent un petit déjeuner à la fortune du pot ; chacun apporte une spécialité de son terroir, et ils déballent leur contribution dans l’espace exigu du compartiment. Ils passent le temps agréablement, se racontent des blagues, jouent aux cartes ou chantent, parfois même accompagnés de sortes de castagnettes. Dans chaque train, Girish sait où trouver les meilleurs chanteurs. Un groupe de passagers du train de 8 h 15 s’y entend pour chanter des chansons nationalistes et hostiles aux musulmans. Il y en a d’autres qui sont spécialisés dans les chants religieux et les canons. Ainsi, le voyage est plus supportable pour ceux qui ont un siège et divertissant pour ceux restés debout. Auparavant, Girish prenait le train pour Bombay Central une fois par semaine pour le seul plaisir de prendre le petit déjeuner avec ses amis du train. Ce sont de véritables ruches d’activités. Dans le compartiment réservé aux femmes, on vend des sous-vêtements. D’énormes culottes qui montent jusque sous les seins circulent ainsi dans la voiture, et l’argent passe de main en main jusqu’à la vendeuse. Les femmes coupent des légumes pour le repas familial qu’elles vont cuisiner dès leur arrivée. Les publicités dans les trains de banlieue sont les mêmes que dans le métro new-yorkais, elles n’hésitent pas à aborder des sujets un peu honteux : hémorroïdes, impuissance, transpiration excessive. Dans cette masse anonyme, on peut les parcourir avec attention sans la moindre gêne et on éprouve même un certain réconfort à savoir que ces maux sont universels et partagés par ces corps qui vous pressent de toutes parts. Eux aussi ont besoin de pilules, de potions, d’interventions chirurgicales.
Si la branche est de la ligne verse dans le sordide, la branche ouest se termine dans l’émerveillement. Dans le train de Churchgate, quand les taudis commencent à disparaître et une fois passés les gymkhanas [sorte de clubs, de complexes sportifs] musulmans, catholiques, hindous et parsis, on se retrouve face à la mer. Bombay devient une ville différente, immémoriale, superbe. Brusquement, le ciel bleu et les eaux claires de Marine Drive vous assaillent, tous les voyageurs contemplent la baie et commencent à respirer. Au contraire, la branche est, la Harbour Line, termine sa course au milieu des bidonvilles, elle passe lentement à travers les misérables grabats des habitants. Par endroits, les logements de ces pauvres gens sont situés à moins de un mètre des rails. Il leur suffirait de rouler de leur lit pour se retrouver sur la voie. Leurs enfants les plus petits sortent et s’y promènent. D’ailleurs, les trains tuent plus de 1 000 habitants de ces bidonvilles par an. Quant aux passagers, notamment ceux qui sont accrochés aux fenêtres des trains, ils sont souvent tués par des poteaux électriques placés trop près de la voie. Les poteaux de ce genre tuent dix passagers des trains de banlieue par mois quand le train est lancé à toute allure dans les virages. […]
Adieu les taudis, voici les eaux claires de Marine Drive
Paresh Nathvani, un vendeur de cerfs-volants de Kandivili [au nord de la métropole], rend justement de bien étranges services : il fournit des linceuls gratuits aux victimes des accidents de train. Il y a une dizaine d’années, ce marchand a vu un homme se faire écraser par un train à la station Grant Road [au sud de Bombay]. Les cheminots ont arraché une bannière publicitaire pour couvrir le corps. "Toutes les religions exigent que les morts soient enveloppés dans un linge blanc et neuf", rappelle-t-il. Depuis, chaque jeudi, Nathvani se rend dans quatre gares et leur fournit des linceuls neufs. La plus grande gare, Andheri [au nord-est de la ville], reçoit dix linceuls par semaine. Le chef de gare signe et tamponne le reçu de Nathvani. Ce dernier fournit ainsi 650 mètres de linceul par an. Mais ce n’est pas suffisant : Nathvani est encore bien loin du compte. Les trains de Bombay tuent 4 000 personnes par an. "Quand les 6 millions de passagers quotidiens pourront-ils espérer voyager en train confortablement ?" a-t-on récemment demandé au directeur de l’autorité ferroviaire des trains de banlieue de Bombay. "Pas de mon vivant", a-t-il répondu. Si vous voyagez dans l’un de ces trains en direction de la "cité dorée", vous pourrez mesurer avec exactitude la température du corps humain alors qu’il se love autour de vous et s’ajuste à chaque courbe de votre corps. Jamais étreinte amoureuse n’aura été aussi intense. Asad bin Saif travaille pour un organisme qui fait la promotion de la laïcité. Il arpente inlassablement les taudis, recense les innombrables flambées de violence et émeutes locales, et assiste aux premières loges à la lente destruction du tissu social de la ville. Asad vient de Bhagalpur, dans l’Etat du Bihar [au nord-est de l’Inde], un endroit tristement célèbre pour ses émeutes sociales, les pires du pays, mais aussi pour la cruauté de sa police, qui n’a pas hésité à crever les yeux d’un groupe de petits délinquants avec des aiguilles à tricoter et à les asperger d’acide. Asad connaît mieux que quiconque l’inhumanité de l’homme. Je lui demande s’il a perdu foi en la race humaine. "Pas le moins du monde, m’a-t-il répondu. Regardez toutes ces mains qui sortent du train." De fait, si un matin à Bombay vous êtes en retard et que vous arriviez à la gare au moment où votre train quitte le quai, il vous suffit de courir jusqu’aux compartiments bondés : vous trouverez de nombreuses mains tendues, se déployant du train comme autant de pétales de fleurs, prêtes à vous hisser à bord. Si vous courez le long du train, quelqu’un finira par vous faire monter à bord et un espace minuscule vous sera concédé sur le marchepied. A vous de vous débrouiller ensuite. Il vous faudra sans doute rester cramponné à l’encadrement de la porte par le bout des doigts et faire attention à ne pas vous pencher trop en arrière si vous ne voulez pas être décapité par un poteau placé trop près des rails. Mais revenons sur ce qui vient de se passer. Vos compagnons de voyage, déjà entassés, plus serrés que la loi sur le transport du bétail ne l’autorise, leurs chemises trempées de sueur dans les voitures mal ventilées, et ce depuis des heures, réussissent encore à éprouver de l’empathie pour vous.

Ils savent que votre patron va vous passer un savon ou retenir votre retard sur votre paye si vous ratez le train et ils sont prêts à vous faire une place alors qu’il n’y en a pas et ainsi accepter de voyager avec une personne supplémentaire. Au moment où ils vous saisissent la main, ils ignorent si cette main qui se tend vers eux appartient à un hindou, à un musulman ou à un chrétien, à un brahmane ou à un intouchable, ou encore si vous êtes né dans cette ville ou si vous venez juste d’arriver ce matin, si vous vivez dans le quartier chic de Malabar Hill, à New York, ou dans un bidonville de la banlieue nord ; si vous êtes de Bombay ou d’ailleurs. Tout ce qu’ils savent, c’est que vous essayez d’aller à Bombay, et cela leur suffit. Montez, disent-ils, on va se serrer.

Suketu Mehta

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